Le temps n'était pas à proprement parler au beau fixe, la pluie ruisselait tristement sur la veste de Kélas et sur les uniformes des deux cosaques qui l'encadraient et portaient ses effets personnels. Prologue à une période qui serait de toute façon totalement inintéressante, le mauvais temps, typique de cette région du monde, laissait le jeune duc songeur. S'adapter à ce genre d'endroit quand on a passé la moitié de sa vie à suivre l'été en changeant d'hémisphère tous les six mois avait quelque chose de sinistre.
L'horizon était écrasé par l'imposante présence du château qui n'avait rien à voir avec les délicats domaines de Saint-Pétersbourg et encore moins avec les différents appartements et hôtels de luxe dans lesquels Kélas avait toujours vécu. Il restait là, debout, pensif ne prononçant pas un mot, la totalité de ses ressources intellectuelles focalisées sur une solution, un moyen d'éviter cet exil dégradant. Il n'y en avait bien sur pas, du moins à court terme. Le serment d'allégeance au Tsar, sorte de serment inviolable édulcoré, le poussait à accomplir la volonté de son seigneur et quand bien même, par magie ou par volonté, il s'en serait détourné, Kélas n'était pas vraiment motivé à l'idée de perdre son titre et ses biens, châtiment que provoquerait immanquablement un quelconque refus de se soumettre à l'autorité impériale. De toute façon, ca aurait été considéré comme l'ultime affront à la mémoire de ses ancêtres et tout irrévérencieux qu'il était, il ne se sentait pas de taille à supporter l'opprobre d'une longue lignée de fidèle serviteur de l'Empire de Russie.
Le capitaine de sa garde protocolaire, un homme étrangement petit compte tenu de sa position et de sa puissance avérée, dardait son long nez de fouine vers le duc. Devant l'absence totale de réaction de son seigneur, il se décida enfin à briser ce silence embarrassant, toussa doucement et dit avec un profond respect car il aimait beaucoup le jeune duc malgré sa réputation et ses frasques répétées:
[en russe]
-"Votre Excellence, nous sommes arrivés, selon le chambellan de Son Altesse Imperiale, quelqu'un devrait venir vous ouvrir maintenant, je suis bien conscient que cette décision ne vous enchante guère mais si je puis me permettre une remarque, je pense qu'éventuellement, cette sanction vous sera bénéfique. Le duc, votre père, aurait surement agit de la même façon"
Kélas se tourna doucement vers la seule figure un tant soit peu paternelle qui lui restait, tira une longue bouffée sur son éternelle cigarette, il avait véritablement mal aux cheveux, ayant décidé de faire du vol moscou-heathrow, une dernière fête improvisée. Il sourit en repensant à cette hôtesse de l'air si dévouée, expira doucement, exhalant un nuage de fumée et de vapeur due au temps. Et lança enfin, laconique :
[en russe]
-"Effectivement, il semble probable qu'il aurait agit de la sorte, je ne pense cependant pas que ça fasse de cette décision un bon choix."
Et il s'abima de nouveau dans la contemplation de la grille.
-"Votre Excellence a t-elle des ordres particuliers à nous donner avant que nous devions vous quitter?"
Cette fois sans se retourner il ajouta, un sourire désabusé aux lèvres:
-"Vu qu'il est impensable que vous acceptiez de me sortir d'ici, je suppose que non, prenez soin de la garnison et des domaines et gardez un œil sur le type qu'à mandaté le Tsar pour veiller sur mes intérêts. Partez maintenant, je ne vois l'avantage de rester à trois sous la pluie"
-"Aux ordres de Votre Excellence, nous serons là pour escorter Votre Excellence à la fin du semestre"
-"Je n'en doute pas, capitaine, je n'en doute pas, bon voyage"
Les deux saluèrent, firent claquer les talons de leurs bottes et s'éloignèrent, la démarche guindée typique du militaire qui est dans le champ de vision de son supérieur. Dix minutes passèrent encore, pourtant Kélas n'était pas spécialement impatient, certes la pluie était désagréable mais il avait enduré bien pire en Sibérie, non il gardait un mince espoir qu'on l'oublierait, que le message n'aurait pas été transmis et qu'il serait "obligé" de passer une nuit à l'auberge, une dernière nuit de liberté.
Brisant ses derniers rêves, il vit enfin au loin, une silhouette, floue sous ce rideau de pluie, descendre le chemin qui serpentait de puis le château. Il écrasa sa cigarette, inspira un bon coup, tachant de resserrer le nœud de sa cravate et murmura et cette fois dans un anglais légèrement teinté de cet accent russe si reconnaissable.
-"Et bien, allons-y..."